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cette voix venue d'ailleurs

10 juillet 2012

Notes juillet 2012 « Si faire entendre une voix

 

Notes juillet 2012

 

 

 

 

 

 

« Si faire entendre une voix venue d'ailleurs / Inaccessible au temps et à l'usure / Se révèle non moins illusoire qu'un rêve / Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure / Même après que s'en est perdu le sens / Son timbre vibre encore comme un orage / Dont on ne sait s'il se rapproche ou s'en va. » : qui est donc ce mystérieux « Samuel Wood » dont Louis-René des Forêts nous donne à lire « les » poèmes (non pas un recueil, mais plutôt une suite au sens musical du terme - un long poème en plusieurs parties ou fragments) - ici les derniers vers, et la dernière phrase ? Clin d'œil à Beckett, l'ami (du moins au sens littéraire) irlandais, de langue anglaise, exilé volontaire doublement exilé, de son pays et de sa langue, se contraignant à écrire en français comme pour mieux se corseter, mais, aussi bien, pour tordre, étouffer, la langue de Molière, la réduire à quelques mots essentiels, vitaux, balbutiés par des êtres à bout de souffle, au bout du bout, auteurs de télégrammes désespérés ? Version anglaise de son propre nom (Wood - Forêt), comme pour mieux brouiller les pistes entre moi et l'autre, entre je, et il, et tu (dans un lointain écho aussi, un post-scriptum tardif, à l'exaltation romantique de la nature, dont des Forêts, très attaché à sa terre de Bretagne, aime à chanter la sauvagerie - le poème se termine par la menace ambiguë d'un orage comme métaphore de la voix venue d'ailleurs) ? Entre nous ? Car si cette « voix venue d'ailleurs » est celle d'un être de fiction, ou plutôt est celle qu'un être de fiction invoque, est censé invoquer dans ces pages, le lecteur, lui, sait bien que cet être de fiction n'est qu'un masque bien fragile, bien ténu, diaphane, que porte l'auteur (le pseudonyme « Wood » est presque transparent, la transposition - traduction/translation - est minimale). Il n'empêche. Qu'il y a un masque. La nécessité d'un masque. La présentation standard (adoptée - sauf exception : dessins de l'auteur, de la banlieue parisienne, pour Les Ruines de Paris de Jacques Réda - pour tous les livres de la même collection) de l'édition de poche Poésie/Gallimard est moins fidèle à l'esprit autant qu'à la lettre que celle, initiale, de Fata Morgana (auteur, titre, point final - point d'image - le livre comme pierre tombale - ci-gît) : le portrait de l'auteur insiste sur la personne (qui a écrit à la fois Les Mégères de la mer et les Poèmes de Samuel Wood, parmi quelques autres ouvrages), tandis que le titre, lui, crée un personnage, un auteur imaginaire, un être de lettres, inscrit dans le titre de l'ouvrage, issu, tel Monsieur Teste pour Valéry, Plume pour Henri Michaux, Monsieur Songe pour Pinget, Crab pour Eric Chevillard, ou le petit vieux dans les Poèmes du Petit Vieux de André Frénaud (dédiés « à Paul Eluard éternellement vivant »), de l'imagination de l'auteur, mémoire oublieuse et inventive. Des Forêts se souvient peut-être à travers ce titre et ce nom d'avoir été le traducteur de lettres du poète anglais et prêtre jésuite G.M. Hopkins. Les « voies (et détours) de la fiction » (titre d'un essai de des Forêts sous forme d'entretiens) seraient-elles impénétrables ? Méneraient-elles à la métaphysique ? Après la mort de Dieu nietzschéenne (mais nul besoin d'avoir lu Nietzsche aujourd'hui pour tout ignorer de ce que fut Dieu pour nos ancêtres), plutôt à la nostalgie de Dieu (dont quelques mélancoliques ou inadaptés ne guériraient décidément pas, derniers témoins de cette « maladie mortelle » qu'est la vie selon d'anciennes conceptions très chrétiennes). L' « Arrière-pays » décrit avec tant de passion, de zèle, dirais-je - d'une sorte de foi, dont le poète déploie les conceptions dans ses écrits esthétiques -, par le très instruit Yves Bonnefoy n'est plus. Il n'est plus guère lisible pour nous. Sinon à l'état de traces, de ruines, ou de balbutiements. Le Gloria d'un Francis Poulenc (c'est celui-ci que j'ai en tête, qui me vient naturellement à l'oreille intérieure : « Glo--ri-aa » - in exelsis Deo ...), mais n'était-ce pas déjà quelque peu anachronique, même à son époque (jusque dans la forme, à l'heure des convulsions expressionnistes d'un Schönberg, ou des très austères Bagatelles d'un Webern ? Il est vrai qu'un compositeur comme Olivier Messiaen exprimera sa foi dans un langage nettement plus moderne - le modernisme de l'époque -, comme pour dire que celle-ci n'est pas nécessairement liée à une esthétique passéiste). Cette allure triomphante du Dieu Vivant et Eternel, pouvons-nous, de tout cœur (de tout chœur), nous laisser envahir par la ferveur qu'elle est censée communiquer à son auditeur ? J'aime cette musique, je la trouve très belle, jusque dans sa grandiloquence, sa dramaturgie - sa liturgie - d'un autre temps, mais je ne partage pas les convictions profondes de son auteur. Pour le dire en un mot : sa foi. Je crois bien (je suis sûr) que je continuerai de faire ce constat jusqu'à la fin de mes jours, plume à la main ou pas. L' « Arrière-pays » est donc, seulement, entraperçu par moi (je ne suis, dans cette église, dans ce lieu sacré, consacré, qu'un touriste, qu'un passant - ce lieu n'est pas ma « maison » ; je ne la reconnais pas comme telle - à qui il faut tout expliquer). Peut-être cette soi-disant « foi » ne fut-elle, d'ailleurs, qu'une illusion, un rêve. Elle est devenue en tout cas, pour nous, une fable, une légende. Un mythe (sur lequel se penchent de très rationnels chercheurs et autres ethnologues ou historiens des religions - les plus médiatiques, à l'heure de la mondialisation, proposent au lecteur-auditeur-téléspectateur-consommateur déchristianisé de faire son marché spirituel dans les différentes traditions, occidentales et orientales). C'est ce que dit Samuel Wood. Pour son propre compte, mais il parle au nom de nous tous. En tout cas je partage personnellement son scepticisme, en homme ordinaire de ce début de vingt et unième siècle. Que reste-t-il, alors, de ces anciennes croyances qui n'ont jamais été les nôtres (mon grand-père paternel, paraît-il, selon son épouse, avait encore la foi ; mon père ne l'avait plus) ? « Une voix venue d'ailleurs, dit/écrit Samuel Wood, / Inaccessible au temps et à l'usure », car « Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure ». Un rêve de pierre, en somme. La beauté selon Baudelaire. La nostalgie des anciennes certitudes. Celles que nos ancêtres les plus savants se forgeaient à force de dures études (qui passaient par le doute méthodique selon Descartes, ou même la spéculation philosophique sous la plume de l'évèque de Meaux - De la connaissance de Dieu et de soi-même - qui commence par « soi-même », l'homme tel que Dieu l'a fabriqué, l'ayant créé à son image - Emmanuel Lévinas, lui, semblait suggérer, à travers le titre de l'un de ses derniers ouvrages, De Dieu qui vient à l'idée, que toute croyance aujourd'hui suppose un cheminement intellectuel, ne peut en faire l'économie - la « foi de charbonnier » n'étant plus possible dans la modernité). Sommes-nous taillés pour la même austérité studieuse ? Sans doute pas. Mais le « rêve de pierre » demeure. La nostalgie de l'inscription latine. De l'épitaphe (dont personne ne veut aujourd'hui sur sa tombe : c'est presque « kitsch », dans nos esprits modernes, affranchis - en tout cas inapproprié, anachronique, malvenu - d'une bienséance, d'un convenu d'un autre temps - au fond, nous préférons, dans ces moments, à toute parole, de circonstance ou prétendument profonde, le silence). C'est au cœur de ce type d'incertitudes, de questionnements, que la poésie d'aujourd'hui, selon moi - celle de des Forêts, ou de « Samuel Wood », éminemment - , que quelque chose qui aurait pour nom ou pour quête la poésie, se fraie un chemin.

 

De l'épitaphe. Frénaud place la sienne, sous la forme d'un court poème en vers libre, paradoxalement au seuil de son œuvre poétique (au début du recueil Les Rois mages, dédié « à la mémoire de mon père » - mort en 34 -, pour qui Frénaud écrira également un « Tombeau », qu'il ne mettra pas moins de treize ans à élaborer - de 39 à 52 - « Epitaphe » est daté de mai-septembre 38). Autant dire à l'orée de sa vie d'écrivain. Comme pour célébrer, fût-ce de manière passablement grinçante, la naissance d'un auteur qui se sera cherché un certain temps (il a trente-et-un ans quand il écrit « Epitaphe »), avant de pouvoir s'affirmer en tant que poète : Frénaud a d'abord essayé d'écrire des romans - sa poésie conserve d'ailleurs des aspects prosaïques, réalistes, qui donnent à sa prosodie un côté très terrien. D'un point de vue littéraire, donc, mort d'un romancier, et naissance d'un poète. Accès soudain à une autre manière de raconter, proche sans doute, pour Frénaud, de la révélation (Frénaud aime à dire que ce furent ses amis qui lui dirent que ce qu'il écrivait alors était de la poésie - que lui se contentait d'écrire, au sens intransitif, de tenter des choses, sans avoir en tête un genre précis, avec seulement la certitude que ce qu'il écrivait n'était pas du roman). Premiers pas dans ce que Frénaud ne cesserait plus jusqu'à la fin d'explorer, quitte à avoir le sentiment, les dernières années, de s'embourber dans le commentaire (Les Gloses à la Sorcière, rassemblées et publiées après sa mort par Pingaud). Epitaphe qui est une négation de l'épitaphe à plusieurs titres : outre qu'elle fête, donc, une naissance, son contenu la situe aux antipodes du registre ou du ton qui sied à ce genre d'écrits - langage vulgaire (« il [le néant] ne me ricanera pas à la gueule »), préoccupations de comptable ou d'épicier (« Mes chiffres ne sont pas faux,/Ils font un zéro pur »). Seule l'apostrophe « Mon fils » sonne comme un écho de l'ancienne prière ou de la confession (en plus d'être un indice autobiographique : Frénaud fait aussi parler son père mort, dans cette « incertitude énonciative » - Dominique Rabaté, étude parue dans « La parole exigeante », recueil des interventions du colloque de Cerisy qui fut consacré au poète en août 2000, paru au Temps qu'il fait - qui est l'une des grandes caractéristiques de sa poésie). Sauf que celui qui est censé prononcer cette parole est le « néant », à qui l'homme songe qu'il devra remettre son « ardoise » « un de ces prochains jours ». Ardoise sur laquelle figure, donc, un zéro pur : l'épitaphe est niée dans son essence (adresse à Dieu, auquel s'est substitué le « néant » ; parole faite pour rester, inscrite dans la pierre pour se souvenir du défunt, ici réduite à un zéro pur sur une ardoise, support adapté aux écrits éphémères, effacés aussitôt que lus). Il n'empêche. Que Frénaud emploie le mot très chrétien d'épitaphe, de même que toute sa poésie sera imprégnée de références chrétiennes. Là encore, la nostalgie de Dieu demeure au sein même d'un nihilisme radical (« négation exigeante », exigence de la négation), quant à la soi-disant grandeur de l'homme comme quant à l'immortalité à laquelle il est soi-disant promis. La seule promesse que le « néant » lui fait est de l'accueillir dans son sein, « dont tu es digne », de lui permettre de s'étendre « dans sa douceur » (Roger Laporte parlera à la fin de Moriendo d'une « terrible douceur »), comme un petit enfant las de jouer, de s'agiter, qui s'abandonne enfin au sommeil dans les bras de sa maman.

 

Cette « incertitude énonciative » des Poèmes de Samuel Wood ou de la poésie de Frénaud, je ne suis pas loin de la voir également à l'œuvre dans les romans et récits de Richard Millet. Du moins éclaire-t-elle d'une lumière intéressante les voix - les voies - narratives explorées par le romancier : la jeune fille provinciale parlant de l'écrivain redevenu instituteur dans Dévorations, c'est à la fois la jeune fille et l'écrivain, l'un et l'autre mêlés ou tâchant de s'apprivoiser. De même que dans le poème « Eternellement », de Frénaud, paru une première fois dans Les Rois mages, puis une deuxième, dans une version légèrement différente, dans La Sainte face, cette femme anonyme qui parle - « une femme parle » (précision ou didascalie qui n'apparaît pas dans la première version) -, cette femme « seule » qui s'adresse à celui qu'elle cherche, c'est aussi bien le poète travesti, l'homme qui joue à être une femme, pour voir ce que ça fait, le temps de quelques vers, comme un pont fragile jeté vers l'autre. Le poète, en agissant ainsi, ne prétend pas deviner, à la manière du bon vieux narrateur omniscient des romans traditionnels, ce que pense l'autre, mais il cherche à être l'un et l'autre (ou « Ni l'un ni l'autre … Je te chercherai », dit d'emblée la femme du poème, engagée dans une quête infinie), dans cette parole commune, risquée, aventureuse, cette voix venue d'ailleurs, qu'est la poésie.

 

De l'ambiguïté de certains titres : longtemps, j'ai cru que le « Quelqu'un » du livre de Pinget désignait le narrateur du livre, un homme ordinaire, un anonyme, un quidam, d'où le choix du pronom indéfini retenu pour le titre. Or, dans l'esprit de l'auteur, comme il l'explique dans un entretien, « quelqu'un » désignait plutôt celui à qui il s'adressait, ce lecteur inconnu dont il a besoin pour écrire. Il en est un peu de même des Poèmes de Samuel Wood : lorsque des Forêts emploie le « je » dans son poème, ce n'est pas pour faire parler l'énigmatique personnage, mais plutôt pour évoquer l'amitié mystérieuse qui le lierait à lui. Ainsi Samuel Wood apparaît-il moins sous la figure de l'auteur imaginaire, comme pourrait le faire croire le titre de l'ouvrage, que sous celle de l'ami disparu, que les poèmes invoqueraient, dans « le devoir de l'amitié vigilante » (Poésie/Gallimard, p. 46) : « Toi dont rien ne dit que tu vives sous ce nom / Samuel, Samuel, est-ce bien ta voix que j'entends / Venir comme des profondeurs d'un tombeau / Renforcer la mienne aux prises avec les phrases / Ou faire écho à sa grande indigence ? » (p.70). Toujours, « dans l'incertitude et la nécessité » (Blanchot) - la forme interrogative, les énoncés contradictoires accompagnant l'affirmation d'une parole qui, dans la solitude qui est la sienne, se voudrait guidée par l'amitié, affirmation parfois proche de l'injonction ou de la prière -, demeure, est maintenu, comme on tient une note, le mystère de la voix venue d'ailleurs, « voix de fin silence », disait Roger Laporte citant un passage biblique traduit par Emmanuel Lévinas, rapprochant par cette expression sa quête d'écrivain de celles de mystiques, mais témoignant aussi par cette même expression de son amour de la musique : nulle voix, sans doute, n'est plus mystérieuse, que celle que la musique nous fait entendre, mais l'incertitude énonciative à laquelle nous confronte la poétique de certains auteurs témoigne aussi, à sa manière, de ce mystère. « Quelqu'un », au final, c'est à la fois, peut-être, l'auteur et le lecteur. C'est l'un écoutant l'autre. C'est l'un écrivant pour l'autre, et l'autre qui à son tour tâche de balbutier quelque chose, dans « sa grande indigence ». C'est « l'identité obscure » (Jacques Ancet) indéfiniment questionnée, autour de laquelle une possible, une improbable intrigue se noue (ce nous).

 

Ce jeu, cette valse ou ce carrousel, des pronoms, présent dans le genre lyrique en général (depuis la chanson la plus populaire jusqu'à la poésie la plus exigeante de notre temps), n'est-il pas un peu vain ? Ne se révèle-t-il pas, au bout du compte, un peu creux ? Ces je, ces il, ces tu, qui ne désignent personne en particulier, suffisamment vagues pour que chacun puisse s'y reconnaître, ou s'y rêver autre qu'il n'est (fonction d'évasion de la poésie ou de la chanson) - s'y inventer quelque dieu personnel, au-delà ou en deçà de tout cadre social -, loin d'être un exercice de sincérité, ne constitueraient-ils pas, accompagnés de quelques images bien choisies et dits sur le ton approprié (celui d'une berceuse apaisante, d'une litanie monocorde ou de vociférations à réveiller les morts, peu importe, pourvu que cette « voix venue d'ailleurs » sortie de la « bouche d'ombre » - Hugo - nous emmène « anywhere out of the world » - Baudelaire -), l'un de ces « lieux-refuges » que les psychologues comportementalistes et autres sophrologues (souffrologues) nous proposent de nous figurer pour « mieux gérer nos angoisses » ? Cette critique, un auteur précisément soucieux (excessivement soucieux ?) de lucidité comme Louis-René des Forêts la prévoit (la prévient ? S'en préserve ?) : « Si faire entendre une voix venue d'ailleurs / Inaccessible au temps et à l'usure / Se révèle non moins illusoire qu'un rêve » - qu'un rêve, ou que les anciennes croyances dont on se croit ou se veut délivrés. Autrement dit : et si cette voix venue d'ailleurs, qu'il s'agisse d'une voix sépulcral qui se veut chant des morts, ou de la voix (faussement) naïve d'un art brut ou éphémère qui se réinvente chaque jour, au gré d'une inspiration qui se rêve sans bornes (esthétiques, morales, conventionnelles - l'orthographe, la syntaxe, etc.), n'était en fait qu'une façon de faire rentrer par la fenêtre un Dieu humilié par ses « créatures », sorti par la porte à coups de pieds au cul ? Une sorte de Dieu, le retour (avec la voix virile de bande-annonce de blockbuster), de mauvaise suite ou de remake calamiteux de la trop poussiéreuse métaphysique (le vieux Bossuet de mon grand-père - reliure du collège de Vire - a pris un peu la poussière) ? Si c'était toujours la même illusion d'un « Grand-Papa-Personne » qui tente un come-back sur la scène musicale du moment avec un soi-disant « nouveau son » ? D'où la prolifération de ces il sans antécédent, de ces tu au-delà de tout destinataire réel, dans la poésie moderne. Un au-delà de la métaphysique ? Pas si sûr. Plutôt l'affirmation, même sur un mode mineur voire grotesque, qu'on n'en aura jamais fini avec elle. Un « pourtant » insistant : « Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure / Même après que s'en est perdu le sens ». Le sens de ce qu'est censée nous dire « cette voix venue d'ailleurs », autrefois motif de consolation pour les croyants, mais pour nous, aujourd'hui ?

 

« Il » avec majuscule évoque nécessairement dans notre culture la figure divine. Roger Laporte explique dans l'entretien qu'il a accordé au Matricule des Anges (n°32, septembre-novembre 2000) à propos de La Veille, le premier livre de sa « biographie » : « le « il » apparaît en italique car il n'y a pas dans notre langue de neutre. Ce n'est ni masculin, ni féminin, ni Dieu. Blanchot m'a dit que j'aurais dû mettre ce premier « il » en minuscule en le faisant précéder de points de suspension pour éviter la référence à Dieu. Mais il fallait que La Veille possède un début absolu ce qui exclut les points de suspension. ». Par la suite, Laporte abandonnera ce « il » mystérieux, anonyme, kafkaïen (les ébauches de récits du Journal) ou blanchotien (qui hanterait aussi, à la même époque, certains récits des Nouveaux Romanciers), au profit d'un « je » peut-être plus dépouillé encore, plus directement livré au seul « jeu insensé d'écrire » (Mallarmé - expression retenue pour la bande de présentation de Fugue dans la collection « Le Chemin », chez Gallimard) - à cette machine infernale, dont Laporte estime lui-même qu'elle s'est emballée dans Fugue, ouvrage trop marqué par le structuralisme, la fièvre théorique, la technicité littéraire de l'époque, à son goût : avec ce « il » de La Veille, demeure, dirais-je, une ambiance ou un semblant de récit ; ce « il » est celui qu'attend le narrateur comme une délivrance - Dieu - le Dieu négatif de certains mystiques, qui ne peut se définir que négativement, le Dieu absent ou caché - deus absconditus - de Kierkegaard - l'absence de Dieu selon Nietzsche, par quoi commencerait La Veille : « Il a disparu. » -, ou le Prophète des Juifs, alors que dans les volumes suivants, cette perspective, cette espérance, cet horizon - ce « suspense » -, n'apparaît plus, même sous la forme très neutre et déchristianisée d'un il minuscule. La poésie contemporaine ne serait-elle pas hantée par ce il de plus en plus minuscule, de plus en plus neutre, qui, tout en ne désignant personne en particulier, ou plutôt parce qu'il ne désigne personne en particulier, ne cesse de revenir sous une forme ou sous une autre ? Et en ce sens, toute poésie qui emploierait ce procédé (aurait recours à cette possibilité de la langue) ne serait-elle pas toujours à quelque égard métaphysique ? Mais c'est aussi bien au héros de quelque conte très ancien que ce « il » anonyme peut faire écho. Il impersonnel, ou dont la personne est un masque - une multitude de masques - que l'on interroge indéfiniment, à travers les mille et une figures et métamorphoses ou variations de la littérature.

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